Silence et mutisme dans les œuvres d’Isabelle Cavalleri et de Jörg Langhans

“La qualité du silence ! Le portrait reste muet. Son silence habité interpelle et suspend notre relation au temps linéaire. Le temps change, transforme, puis enlève les traits du visage.”

            Jörg Langhans

 

 

Fiancées muettes, Têtes à cri silencieuses et portraits muets d’Antonin Artaud sont autant d’œuvres habitées par le silence qui se matérialise dans le mutisme des figures représentées. Les traits du visage se dérobent, nous échappent, allant parfois jusqu’à s’effacer devant nous, imposant le silence au spectateur qui s’en saisit. Si Isabelle Cavalleri et Jörg Langhans ont chacun une pratique artistique singulière, un univers qui leur est propre, leurs œuvres sont traversées par des thèmes communs permettant d’adopter un regard croisé sur leurs travaux respectifs.

Le silence des Fiancées muettes, évoqué dans un article précédent, se poursuit dans les Têtes à cri que dessine Isabelle Cavaleri, autres têtes sans visage, incapables de crier. Vides, pleines, sculpturales ou fissurées, ces têtes s’apparentent presque à des masques dont l’expression a été gommée pour n’être que suggérée. Contraintes au mutisme, à l’anonymat et à l’effacement comme les Fiancées muettes, elles donnent forme à l’absence, en dessinent les contours pour mieux la souligner. D’autres séries encore, à l’instar de Et le silence… explorent une thématique similaire. Chacun de ces travaux explore l’en-soi, confie l’artiste. Chaque série parle de notre “fragilité, de notre impuissance, ou de notre maladresse” et évoque “cet espace infini” et intérieur où germent nos pensées.

 

“Le visage humain n’a pas encore trouvé sa face […] c’est au peintre à la lui donner”

Antonin Artaud

 

Au silence des têtes sans visage vient répondre le mutisme d’Antonin Artaud, représenté dans une série d’hommages, peints et assemblés par Jörg Langhans. À la fois dramaturge, poète, théoricien et dessinateur, Antonin Artaud est un artiste emblématique du XXe siècle. Affecté par des troubles psychiques et des maladies physiques tout au long de sa vie, il incarne la figure de l’artiste torturé, puisant son art au cœur de ses souffrances et tourments. Au sein d’autoportraits dessinés, il tente de reconquérir son identité personnelle et de réunifier un être disjoint, éparse. “Le visage, dit-il, est une quête inaboutie car le moi est sans cesse fuyant.” Il est mouvant, insaisissable, échappant sans cesse au contrôle de l’artiste. Ses traits se troublent, s’estompent, se confondent et donnent à voir une identité en crise que le sujet peine à fixer. Les hommages peints que lui rend Jörg Langhans traduisent cette vision trouble et plurielle d’un génie torturé. Les visages millefeuilles se décomposent et se multiplient pour faire jaillir l’intériorité de l’artiste sur la toile. Ses lèvres pincées semblent scellées par le mutisme que lui impose ses tourments intérieurs. Simple ligne, elles ne laissent s’échapper aucun mot, aucune émotion ou expression, mis à part un léger rictus qui quelquefois anime la face de l’artiste. Le silence est tangible, palpable. Représenté sur la toile, il s’impose au spectateur et le confronte à l’intériorité du sujet, aux profondeurs de son âme que Jörg Langhans fait remonter à la surface. Dans la continuité des dessins d’Artaud, le peintre part de l’os, du dedans, il creuse et excave ce qui se cache derrière la face pour exposer son explosion sur la toile. Il dévisage l’artiste pour mieux l’envisager et enfin lui rendre sa face à travers une multitude de portraits poignants.

Alors qu’elles donnent forme à l’absence de parole, les compositions de Isabelle Cavalleri et Jörg Langhans sont bavardes. Le silence est porteur de sens et devient infiniment éloquent. Il évoque une autre réalité, invisible et imprenable que l’artiste tente de fixer à la surface de son œuvre. Le mutisme des figures invite le spectateur à pénétrer les confins de ce monde intérieur et caché que constitue le subconscient et à prendre le temps de s’y perdre.

 

Découvrez Les Têtes à cri, les Fiancées Muettes d’Isabelle Cavalleri et les hommages à Antonin Artaud au sein de l’exposition-vente “La vie est un entre-deux” à la Fondation Francès, à Senlis.

 

Visuels :

  • Jörg Langhans, Hommage à Artaud, planche 8 études, 2012. Huile sur pastel sur bois ; 80 x 122 cm chaque, pièce unique.
  • Isabelle Cavalleri, Tête à cri, 2019. Encre sur papier ; 22 x 28 cm, pièce unique.