La fiancée muette d’Isabelle Cavalleri

“Pour ce qui est de La fiancée muette, qu’en dire puisqu’elle est muette justement !

Peut-être surtout rien, hormis qu’elle pleure sûrement le monde à l’intérieur du monde.

Qu’elle a ces longs cheveux qu’avait ma mère.

Qu’elle est forte et fragile comme savent l’être les femmes, jamais où on les attend.

Et puis, tellement libres en fait à force d’avoir appris à s’adapter !”

 

Isabelle Cavalleri

Maternelle, menaçante, puissante et fragile, La Fiancée muette, de Isabelle Cavalleri déroute et subjugue quiconque s’en approche. Assise, debout, en marche, elle adopte une variété de poses et postures dont la somme exprime toute la complexité de son être. Par moment, elle se plie, se recroqueville pour porter tout le poids du monde sur ses épaules. D’autre fois, elle nous fait face et se déploie pour aspirer le regardeur dans la toile que tisse ses cheveux longs. Puissante, elle s’érige en guerrière, brandissant dans chaque main un trophée, un oiseau au long bec, sujet de la série “Je suis un oiseau qui marche”. Son visage n’est jamais représenté, il se dérobe continuellement à la vue du spectateur, effacé par l’artiste et quelquefois recouvert de cette longue chevelure que portait sa mère. Privée de parole, de vue et d’identité, la figure reste anonyme et muette, allant jusqu’à devenir l’ombre d’elle-même, prisonnière de sa propre chevelure. Elle s’efface et se tait et impose à son tour le silence au spectateur.

Son mutisme exprime quelque chose, un ailleurs, invisible et indicible, un lieu caché où prennent racine émotions et tourments agitant chacun de nous. Loin d’effrayer, ces dessins subjuguent le spectateur et l’invite à pénétrer le monde intérieur de la fiancée muette, extériorisé et exposé sur la face vide du sujet, à la surface de la feuille blanche. Paradoxalement, son silence est éloquent et expressif. Il traduit une intériorité, un état d’âme et plus globalement, une condition, celle des femmes qui s’effacent au sein de la cellule organique que constitue le couple. La Fiancée muette parle de ces artistes qui ont renoncé à leur pratique, à leur moyen d’expression, pour dédier leur vie au foyer familial. Elle parle aussi de celles que l’histoire de l’art oublie et souvent efface derrière les figures masculines qu’elles ont côtoyées. La Fiancée muette, c’est également Michèle Cavalleri, mère d’Isabelle Cavalleri, poète et écrivaine qui pendant une longue période a renoncé à l’écriture avant de publier de nouveaux romans comme Une si forte absence, en 2007 ou le recueils de poèmes À contre-jour, en 2013 plus de cinquante ans après ses dernières publications. En somme, anonyme, elle est toutes ces femmes et bien plus.

 

“J’écris ce que j’accepte, je dessine ce qui m’effraie, l’imprenable. Je le pose face à moi et alors, je peux le regarder.”

Isabelle Cavalleri

Le silence et l’absence de la parole, deux phénomènes insaisissables et invisibles sont traduits et matérialisés à travers la figure de la Fiancée muette. Leur re-présentation souligne l’importance de la parole qu’ils effacent et agit comme un exutoire conjurant le danger de sa perte. Le trait fin à l’encre noir est empreint d’une fulgurance exprimant une forme d’immédiateté dans la pratique même du dessin d’Isabelle Cavalleri. Ce dernier agit comme le prolongement direct de sa pensée et laisse ainsi entendre sa voix alors même qu’il impose le silence à son sujet et au spectateur.

Être multiple et complexe, La Fiancée muette donne forme à l’absence, au silence et à son antidote. Anonyme, elle laisse le spectateur lui rendre les traits de son visage et l’invite à son tour à conjurer le mutisme auquel elle est contrainte.

 

Exposition La vie est un entre-deux

 Fondation Francès, 27 rue Saint Pierre, Senlis

Du mercredi au samedi de 11h à 19h, visite libre et commentée, ou sur rendez-vous.

 

Visuels : Isabelle Cavalleri, Série La Fiancée muette, 2019. Encre sur papier ; 34,5 cm x 35,5 cm. © Isabelle Cavalleri.